Les seigneurs

Auteur: 
Année: 
2012

Quand je suis revenu avec mon bol de soupe, on m’avait volé mon banc.
Enfin, volé. Le banc était toujours là bien sûr, avec ses lattes en bois plat, son dossier incurvé et ses deux mètres de long, tout ce qui en fait un bon vieux banc public à l’ancienne, particulièrement convoité pour dormir. On se bat, dans le parc, pour en posséder un de ce genre. Je me suis battu quand je suis arrivé il y a deux ans. Mon banc, c’est le meilleur du coin, et personne n’aurait l’idée de me le disputer.
Et voilà qu’un inconnu était tranquillement assis dessus, à regarder la nuit tomber derrière la cime des arbres.
 « Oh ! j’ai dit en m’asseyant, ma ration des Restos du cœur à la main. Mon pote. T’es pas chez toi, là ».
L’autre m’a regardé sans ciller, puis il sorti un paquet de Camel de sa poche.
« Tu fumes ? » il a dit.
S’il me prenait par les sentiments.
J’ai attrapé  la cigarette et j’ai fermé les yeux en tirant la première bouffée. Bon sang, ça faisait combien de temps que je n’en avais pas fumé une entière ? Ce type devait être givré, à distribuer comme ça ses paquets.
 « T’es nouveau ? j’ai dit.
– Ouais.
– Première nuit ?
– Deuxième. La première, je l’ai passée au samu social. Plus jamais. »
J’ai hoché la tête. A part les vieux et les fous, personne n’acceptait de dormir dans les centres pour sans-abris, à se faire piquer le cuir par les puces et vider les poches par les voisins.
C’est pas pour rien que la ville laisse désormais ses parcs ouverts la nuit.
Le gars m’a tendu la main.
« Stouli, il a dit en guise de présentation.
– Bob », j’ai répondu.
Et ça s’est arrêté là. La rue, c’est comme la prison : on ne demande pas aux autres d’où ils viennent. S’ils veulent, libre à eux de déballer leur vie. Il y en a qui le font. Surtout les nouveaux, des cadres au chômage, des ingénieurs, des commerciaux, des gars qui se croyaient à l’abri et qui se retrouvent sur le carreau. Ils parlent mais ils coulent quand même.
On a continué à fumer tous les deux en silence.
« Va falloir que je me trouve un banc, a fini par dire Stouli.
– Pas ici », j’ai répondu en buvant ma soupe. Infecte, comme d’habitude. Une soupe à rien, faite avec rien, puisque c’était tout ce que les honnêtes gens donnaient pour nous nourrir à présent. « Ici, c’est le coin des seigneurs. Faut faire ses preuves. On va pas te laisser la meilleure place juste sur ta belle gueule. »
J’ai montré du bras les arbres centenaires – pratiques pour s’isoler en cas de petit besoin – la fontaine toute proche – salle de bain à demeure – et le terre-plein qui permettait de surveiller les allers et venues. Il y avait plusieurs bancs disposés en arc de cercle autour, et avec l’arrivée de la nuit mes voisins commençaient à étaler leurs sacs de couchages. Que des gros bras, des types pas commodes. Le coin des seigneurs.
 « Ou alors, a dit Stouli, faut que j’attende qu’il y en ait un qui dégage.
– Ouais ! Genre, quelqu’un qui trouve un boulot ? »
C’était une idée marrante. Stouli a éteint sa cigarette en haussant les épaules. J’ai arrêté de rire et je l’ai regardé, qui s’étirait sur le banc. Je ne m’en étais pas rendu compte tout de suite, mais ce type était une vraie armoire à glace. Deux mètres de viande, et des poings comme des enclumes. Brusquement, je n’avais plus très envie de savoir ce qu’il faisait avant.
On a attendu qu’il fasse noir sans rien dire. Stouli ne manifestait aucune envie de quitter mon banc et bizarrement, ça me donnait un sentiment de sérénité. Peut-être qu’il avait sa place parmi nous, après tout. A quelques mètres de là, un vieux clodo s’était mis à ronfler sous sa barbe. On l’appelait « le vieux clodo » parce qu’il était là avant tous les autres, avant la crise, les expulsions, et l’arrivée des bas du front au pouvoir.
Sans moi, il se serait depuis longtemps fait virer. Mais on lui avait laissé son banc, par respect pour les aînés, et parce qu’il avait des chiens aussi, deux gros pit-bulls qui ne plaisantaient pas. J’en avais vu un arracher la main d’un gamin, un jour.
La police avait dit aux parents : je serais vous, je me vengerais.
Il faisait nuit et on n’entendait plus que les klaxons des voitures. Autour du parc, les lumières s’étaient allumées dans les grands appartements où les malins qui avaient su passer entre les gouttes n’en finissaient pas de fêter leur réussite.
Ils feraient bien de se méfier. Eux aussi pourraient avoir à traverser la rue un jour. J’en sais quelque chose.
Soudain un brouhaha s’est élevé du côté des grilles. C’était un piétinement confus, des cris étouffés, des heurts,  suivis s’ordres aboyés à mi-voix.
« Merde, j’ai dit. Une descente. Ca va douiller ».
J’ai entraîné Stouli à l’abri des feuillages. Autour de nous les bancs s’étaient dépeuplés à toute vitesse. Les dormeurs disparaissaient derrière les arbres en traînant leur duvet et leurs sacs en plastique. Seul restait le vieux clodo, ivre mort sans doute, et qui n’avait entendu ni le martèlement des bottes ni les gémissements de ses chiens.
Des torches ont balayé les buissons et je me suis couché à plat ventre. Le faisceau des lampes montait et descendait rapidement, fouillant l’obscurité.
« Les cons ! Ils sont partis », a dit une voix jeune. Devant nous, trois hommes vêtus de noir, le crâne rasé, se sont arrêtés. Des matraques leur battaient les cuisses et on voyait, à leurs doigts, luire l’éclat de poings américains. Ils ont commencé à inspecter les alentours.
« Qu’est-ce qu’ils font, a soufflé Stouli.
– Le ménage, j’ai dit à mi-voix. Tout ce qu’ils trouvent, ils le bastonnent.
– Et s’ils ne trouvent rien ?
– Ils trouvent, ne t’inquiète pas qu’ils trouvent. Y’a trop de pauvres, mon pote. Tout le monde compte sur eux pour faire un peu le tri ».
 L’une des torches s’était arrêtée sur le vieux clodo qui se réveillait enfin, clignant des yeux sous la lumière. Il a levé la tête.
 « Dégagez », il a dit d’une voix pâteuse.
Ses chiens se sont mis à aboyer. Mais les types au crâne rasé avaient sorti leurs matraques. L’un d’entre eux – le chef sans doute – a sifflé et soudain ils n’étaient plus trois mais dix, vingt peut-être, sortis de l’ombre, et qui avançaient lentement vers le banc, en écrasant le sol de leurs bottes militaires. Leurs dos compacts nous masquaient la scène. Il y a eu un hurlement aigu de chien, des chocs répétés, et le vieux s’est mis à crier. Stouli s’est redressé à demi et j’ai dû le retenir pas le bras.
« T’es fou ou quoi. Tu veux être le prochain ? »
Il s’est accroupi après une hésitation. Le groupe en uniforme faisait bloc autour du banc et après une courte bataille il n’y a plus eu que le silence, un rire nerveux, le floc d’un corps qui tombe et que l’on traîne à terre. Les types se sont éloignés à pas lents, en échangeant de brefs commentaires. Bientôt il n’y a plus eu que le silence autour de nous, avec le bruissement des feuilles et le grondement des moteurs sur l’avenue. Mes voisins ont commencé à sortir prudemment des fourrés pour rejoindre leurs bancs.
Stouli s’est mis debout.
« Qu’est-ce qu’ils vont faire du vieux ? »
J’ai haussé les épaules. Qu’est-ce que j’en savais. Je me suis approché de mon banc et cette fois j’ai étalé mon cas de couchage.
« Au moins, on est tranquilles pour cette nuit. »
Stouli restait les bras ballants.
« A nous tous, on aurait pu faire quelque chose, il a dit.
– Tu te prends pour le chevalier blanc ?
– C’est pas ça, il a dit tranquillement. Si on s’écrase, ils vont tous nous avoir ».
Mieux valait changer de conversation.
« Regarde, j’ai dit en montrant le banc du vieux clodo. Y a une place pour toi, maintenant. Vas-y vite avant que quelqu’un te la pique ».
Stouli a jeté un œil au coin où traînaient encore les affaires du vieux, il a inspiré, puis il a croisé ses bras gros comme des cuissots.
« Il est assez défoncé, son banc, tout de  même.
– Tu t’en fiches ! C’est un banc ! Tu vas pas faire la fine bouche pour quelques lattes pourries !»
A l’autre bout du parc, les crânes rasés avaient dû trouver une autre victime, et plus coriace sans doute, car les hurlements n’en finissaient pas. Stouli s’est approché de moi en souriant à demi. Il s’est assis au milieu du banc.
 « Tu as raison, il a dit. On est des seigneurs, hein ! Je suis sûr que toi, ça te dérangera pas, ces quelques lattes en moins ».